Par Émélie Bernier
Magazine Growers
L’improbable aventure maraîchère de Robin Fortin a débuté, « juste pour voir », sur un demi hectare de culture en 1998. Vingt trois ans plus tard, la Ferme De La Berceuse, située à Wickham (Centre-du-Québec), « certifiée bio depuis toujours », s’épivarde gaiement sur huit hectares florissants.
Les concombres, cantaloups, fenouils, rutabagas et autres radis jadis exclusivement vendus au petit kiosque de la ferme sont maintenant distribués chaque semaine dans quelque trois cents paniers familiaux et dans les étals des marchés publics du coin. Les plateaux repas des petits clients du Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine, à Montréal, en sont aussi garnis. Depuis deux ans, on peut les dénicher jusque dans les comptoirs de quelques épiceries affiliées grâce à un partenariat avec le géant canadien de l’alimentation Sobeys.
« Moi, devenir maraîcher, ça n’a jamais été dans mon plan de match! », lance Robin Fortin en riant. « En 1998, juste le fait de partir un projet de ferme bio faisait de moi un extraterrestre. À l’époque, les écoles d’agriculture étaient vides. Là, elles débordent! »
« Moi, devenir maraîcher, ça n’a jamais été dans mon plan de match! », lance Robin Fortin en riant. « En 1998, juste le fait de partir un projet de ferme bio faisait de moi un extraterrestre. À l’époque, les écoles d’agriculture étaient vides. Là, elles débordent! »
L’agriculteur militant estime que le Québec est mûr pour sa révolution bio. « Avec la pandémie, le vent est complètement en train de tourner. Équiterre, puis la Coopérative d’agriculture de proximité écologique (CAPÉ) travaillent fort en ce sens. Des gens comme Jean-Martin Fortier sont apparus et ont mis en lumière des pratiques qui permettent d’opérer une ferme bio de proximité de façon rentable. Les pièces du casse-tête se placent ».
Les jeunes fermiers bio empruntent en général le même chemin qu’il a lui-même suivi : kiosque à la ferme, marchés de proximité, paniers de famille sous l’égide de CAPÉ. Mais il est temps de voir plus grand, selon le Robin des champs.« Si t’es capable de tout écouler au détail, tant mieux! Je le répète aux jeunes avec qui je jase, « small is beautiful », mais admettons que tu atteins une certaine vitesse de croisière, que tu as envie de continuer à progresser, d’ajouter une serre chauffée, des grands tunnels… forcément, il va falloir que tu trouves à vendre tes légumes. Moi, j’ai 59 ans, j’ai jamais arrêté d’agrandir et je vais agrandir encore tant que j’aurai du plaisir! »
Robin Fortin développe ses différents canaux de mise en marché dans le même esprit. « Quand tu es maraîcher, tu es condamné à commercer. On n’est pas comme les producteurs de lait qui ont la gestion de l’offre et le camion qui vient chercher le produit à la porte! Tu produis, donc il faut que tu vendes. Chaque canal a ses particularités et ses contraintes; ça devient amusant. Moi, je n’ai jamais voulu m’enfermer dans une seule affaire. »
L’union fait la force
Il y a quelques années, Robin Fortin s’est retrouvé assis à la même table que des représentants de Sobeys.
« Au départ, quand un responsable des fruits et légumes chez Rachelle Béry m’a appelé pour avoir des légumes pour une dizaine de magasins, j’ai su tout de suite que je ne pourrais pas fournir ça tout seul. Je me suis tourné vers des producteurs que je connais et on a travaillé notre offre ensemble. » La Ferme De La Berceuse fait partie d’un collectif de quatre entreprises maraîchères biologiques qui a imaginé avec l’entreprise un partenariat d’affaires bénéfique pour tous.
Après deux ans d’opération, les résultats sont convaincants, et la méthodologie, comme les habitudes de consommation, se précisent. « La première année, c’est le vrai défi. Mais déjà, à la deuxième, tu connais tes volumes, tu as de l’historique, un premier bilan. De part et d’autre, on peut savoir ce qui nous satisfait ou pas. On s’adapte et, ensemble, on peut aller plus loin », résume Robin Fortin.
En 2021, la collaboration avec Rachelle Béry en sera à sa troisième année. De nouvelles portes s’ouvrent déjà: celles des marchés IGA.« Rachelle Béry et IGA sont tous les deux des bannières de Sobeys. Le fait d’avoir développé cette bonne collaboration avec eux nous permet d’entrer dans les IGA. Il reste à évaluer les possibilités pour chaque ferme, en fonction de leur capacité de production », estime Robin Fortin.
La planification est fondamentale et facilitée par le travail avec ceux qu’il appelle les semi-gros. « Je connais ma capacité de production totale et je sais que, chez nous, je vais produire 300 paniers de légumes comme fermier de famille. Au Marché Drummond, où je vends depuis 22 ans, j’ai une demande déterminée. Au Marché Godefroy, c’est la même chose. Je sais que le CHU Sainte-Justine va me commander à peu près telle quantité de tel ou tel légume. J’ajoute les semi-gros dans l’équation et je planifie ma saison en conséquence pour suffire à la demande tout en ayant le moins de pertes possible. Il ne faut pas se stresser inutilement, mais il faut que ce soit hyper planifié. »
Bio pour tous?
Ce n’est pas demain la veille que tout le Québec aura accès à du bio local dans les épiceries, mais selon Robin Fortin, le processus est enclenché. « Ça se travaille sur le court, le moyen et le long terme. D’un côté, il y a l’éducation, la promotion à faire auprès des clients. De l’autre, il faut que les productrices et les producteurs de proximité réalisent l’importance de diversifier leur mise en marché. Pour l’instant, il n’y a pas d’études technico-économiques qui leur permettraient de bien évaluer ce que ça implique d’être dans les paniers de famille, les restaurants, les institutions, les semi-gros… rien qui vient chiffrer tout ça, préciser les coûts, les avantages et les inconvénients de chaque canal pour qu’ils puissent faire des choix éclairés. Ça leur permettrait de mieux comprendre comment modifier leur mise en marché et déterminer quelles stratégies employer. Dans le semi-gros, c’est extrêmement important et intéressant ce qui est en train de se passer, mais c’est un gros changement de culture. C’est un peu semblable au mouvement dans les institutions, qui s’intéressent de plus en plus à une alimentation saine : les écoles, les hôpitaux… Tout un autre pan de mur va s’ouvrir! » , s’enthousiasme Robin Fortin.
La question se pose : est-il à penser qu’il y aura assez de bio de proximité pour tous? « Si on est chacun dans notre coin, on ne suffira pas. Mais, si tous les producteurs – ou, du moins, une bonne partie d’entre eux – décident de se mettre en marché autrement qu’au détail, on va pouvoir prendre une vraie part de marché et modifier les habitudes de consommation de façon durable. »
Selon lui, tous ne sont pas emballés à l’idée de vendre leurs légumes dans les étals des grands supermarchés ». Il y a beaucoup de préjugés, même chez les producteurs. La question, c’est pourquoi la population ne pourrait pas avoir accès à des légumes bio à sa convenance partout au Québec, dans les banlieues, les petites villes, etc.? Notre but, comme producteurs biologiques de proximité québécois, doit être de rendre nos légumes issus de l’agriculture durable accessibles au plus grand nombre et c’est avec tout un écosystème qu’on va y parvenir : les kiosques à la ferme, les paniers de famille, et les comptoirs des épiceries! » Et pas question de refiler les plus belles tomates à l’un et les poquées à un autre, les laitues fripées dans les paniers et les pimpantes chez IGA, ou vice versa. » Peu importe qui est notre client, il faut qu’il ait droit à la même qualité. On a des standards élevés et non négociables, car il en va de l’avenir de notre production! »
Viva la revoluciòn… bio!
Le pouvoir d’attraction des légumes bio sur la clientèle des épiceries ne fait aucun doute selon Robin Fortin. Il est persuadé que les clients choisiront même celles qui leur offriront les plus belles courgettes ou le kale le plus croquant – bio bien sûr – des environs! » Moi, par exemple, j’ai un faible pour le jambon cuit, mais pas n’importe lequel : je capote sur une variété qu’on ne retrouve qu’à une place à Drummondville. Ben, je fais le détour! C’est la même chose pour mes tomates! Savoir que de plus en plus de gens modifient leurs habitudes parce que tes tomates bio les font tripper, c’est fantastique et extrêmement stimulant. »
L’ouverture est définitivement motivante pour le propriétaire de la Ferme De La Berceuse. «Le succès que j’obtiens à la mise en marché m’encourage à produire non seulement davantage mais encore mieux! Il y a une dynamique entre les deux, les deux s’enrichissent! »
Les gentils géants
Aux agriculteurs frileux qui seraient tentés de lever le nez sur les gros joueurs du commerce alimentaire par crainte, peut-être, de vendre leur âme aux grands méchants capitalistes, Robin Fortin fait gentiment la leçon.
« Pour assurer la pérennité de ta ferme, tu dois vendre. Dans la production agricole, il y aura toujours des hauts et des bas. Le plus gros défi est d’avoir un développement, une stabilité et un rendement. Tout le monde sait que diversifier la production diminue les risques, mais diversifier la mise en marché fait la même chose! Et une chose est claire : si tu produis bien, tu auras toujours des preneurs! »
Pour Robin Fortin, une alliance avec les semi-gros peut être très profitable. « Ce créneau-là est important. Tu fais un petit peu moins d’argent à la vente, mais au final, ce n’est pas vrai, parce que ça te coûte moins cher de conditionnement, d’emballage, d’administration! Tu n’as pas toutes les tâches liées à la vente au détail, pas de loyer, pas de gestion du service à la clientèle… Tu récoltes, tu prépares ta commande, tu la livres, tu factures, point! Le temps que tu sauves, tu peux le mettre à améliorer ta production. »
Doit-on craindre un dumping indécent des prix? Robin Fortin n’y croit pas et l’alliance qu’il forme avec trois autres producteurs d’expérience est justement une façon de s’en prémunir. Le respect qui se développe entre les parties fait le reste.
Éduquer, un radis à la fois
Il y 23 ans, Robin Fortin se serait sans doute esclaffé si quelqu’un lui avait dit qu’il vendrait un jour ses légumes aux côtés d’avocats mexicains et de bananes costaricaines. « Sincèrement, voir mes carottes chez Sobeys, ce n’était pas vraiment intuitif! J’aurais jamais pensé me rendre là. Je me suis toujours dit que la demande pour le bio augmenterait graduellement, mais là, j’ai vraiment l’impression d’être au cœur d’un grand mouvement. La demande est là, et l’ouverture aussi. On a tout intérêt à travailler ensemble! », lance Robin Fortin, convaincu. Pour lui, les épiceries sont d’abord et avant tout un canal de plus pour atteindre le but ultime.
« Pour faire la transition, pour que le bio devienne la nouvelle norme, il faut aller habiter toutes les niches à notre disposition. Ça prend ça pour faire la révolution, rien de moins! », lance l’agriculteur militant, persuadé qu’une vraie révolution bio est juste là, prête à être cueillie.